Le radeur de sel était chargé de mesurer la taille des grains de sel (Gravure tirée de l’Encyclopédie)
Durant l’année 1689, les paroissiens de Saint Georges sur Loire, assemblés sous l’auvent de la porte principale de l’église, ont désigné les « collecteurs » du sel à distribuer aux habitants. A partir du 4 octobre, Charles Lebec, Jean Paillaud, Pierre Frémy, Georges Bron et Mathurin Biettry vont constituer le « rôle » de 1690, c’est-à-dire la répartition par « feu », donc par famille.
De quoi s’agit-il ? C’est la collecte de l’impôt le plus contesté d’avant la Révolution : la gabelle. Le pouvoir royal, impose aux habitants une quantité de sel qu’ils doivent obligatoirement acheter, et bien sûr au prix fort. La quantité pour la paroisse de Saint Georges est fixée par l’intendant de la banalité de Tours, le Marquis de Miromesnil et les officiers du « grenier à sel d’Ingrandes ».
La paroisse de Saint Georges doit, chaque année, acheter obligatoirement 112 « minots » de sel pour le pôt. A cette époque, le sel, comme aujourd’hui, est une denrée nécessaire et vitale tant pour les hommes que pour le bétail. Il a une autre utilité : on conserve les aliments dans le sel. Qui n’a pas entendu parler du lard salé ? Mais les Saint Georgeois devront acheter le sel de salaison en plus de celui du pôt, sur le marché.
Que représente ce sel imposé ? Un minot, a une contenance d’environ 52 litres, soit en poids de l’ordre de 64 kilos. Donc 112 minots font plus de 7 tonnes. C’est énorme. Le prix à payer est d’environ 39 livres le minot. Soit au total 4368 livres. On peut difficilement comparer cette somme à la monnaie d’aujourd’hui. Disons que 4000 livres, c’est tout le patrimoine d’un bourgeois à cette époque, un notaire par exemple, maison et terres.
Un boisseau
Donc, nos cinq collecteurs vont se mettre au travail. Ils vont faire cinq listes de 89 boisseaux. Il y a 4 boisseaux par minot, soit 13 litres par boisseau. On voit de suite le risque de contestation, puisqu’il s’agit de volume : le sel est tassé ou non, il est arasé correctement ou pas, c’est-à-dire à ras bord avec un peu plus ou un peu moins. Le travail du « collecteur » ou du distributeur, ne sera pas toujours simple.
Comment va s’effectuer la répartition. Les collecteurs vont devoir estimer la composition de chaque feu et y affecter une quantité de sel. On parle bien de feu, car le nombre de personnes varie d’une, à un nombre important. Par exemple, dans une métairie, il faut compter les tenanciers et leurs enfants, mais aussi les domestiques et leurs familles. Cela peut faire beaucoup de monde. Il y a de nombreux feux imposés à un demi-boisseau et le métayer de la Bouvière, lui, est imposé à 5 boisseaux, soit une variation de 1 à 10.
Il y a des exceptions. En cette année 1690, 311 feux seront imposés. Il y a deux sortes d’exemptés : d’abord 10 pauvres qui ne peuvent pas payer. Nous ne savons pas comment est apprécié le niveau de pauvreté. Et puis, les « gens d’église », à l’évidence les chanoines de l’abbaye de Saint Georges. La noblesse : Haut et puissant seigneur de Serrant, Guillaume III Bautru ; Madame Louise Chalopin veuve Racapé, seigneur de Chevigné ; Christophe d’Andigné seigneur de l’Epinay ; Françoise, seigneur de l’Aubinière ; Michel Grané, seigneur du Petit Serrant ; Marcel Jullien maitre des postes.
Devant l’importance de cet impôt, on se doute que beaucoup tentent d’y échapper. Il faut dire que le royaume de France n’est pas un modèle d’égalité. Ci-dessous la carte des gabelles. La Bretagne ne paye pas la gabelle : les bretons produisent du sel pour eux et exportent. Une partie importante du centre de la France est soumise à la grande gabelle. A Ingrandes, quand on franchit la rue de la « pierre de Bretagne », le prix du sel est divisé par plus de dix. La contrebande ne peut être que florissante.
Tous les moyens sont bons, d’un côté comme de l’autre, pour développer ou restreindre cette contrebande. Les contrebandiers, appelés les « faux sauniers » ont plein de ruses pour transporter ce sel : les enfants rapides et lestes, les femmes soi-disant enceintes, les chevaux sauvages et cependant dressés, les chiens harnachés, j’en passe et des meilleures.
A Ingrandes, il y a une caserne de « gabelous » chargés de poursuivre les « faux sauniers ». Ils ont le droit de perquisitionner les maisons pour chercher le sel de contrebande. Ils sont armés et tirent sans sourciller sur les fuyards. A Ingrandes, il y a en permanence un bateau, sur la Loire, armé d’un canon et prêt à tirer sur une barque suspecte. Les capturés sont emprisonnés dans la prison d’Ingrandes et les peines sont importantes. Elles varient d’une forte amende à des peines de prison. Les récidivistes sont marqués au fer rouge avec la lettre G, et envoyés aux galères.
Carte des Gabelles de France
Le port d’Ingrandes au XVIIème par Gaignère
On ne se fait aucun cadeau. La caserne des gabelous est à Ingrandes, mais à la Guibrette à Saint Georges, il y a un poste de surveillance où plusieurs hommes montent la garde jour et nuit. La Guibrette est un port sur la Loire où les mariniers se mettent à l’abri quand la Loire est mauvaise et la navigation dangereuse. Le 7 janvier 1666, on enterre le capitaine des gabelous, tué d’un coup de fusil. On ne connaît pas l’auteur !
Le 25 septembre 1674, on enterre deux Saint Georgeois : chargés de sel de contrebande, poursuivis par les gabelous, ils se sont noyés. Le 9 octobre 1678, on enterre un enfant, mort à la prison d’Ingrandes : il était emprisonné avec sa mère, faux-saunière condamnée. 31 janvier 1774, une jeune fille de 17 ans, condamnée pour faux-saunage, meurt dans la prison d’Ingrandes.
On comprend pourquoi, la suppression de la gabelle, arrivait en tête de tous les cahiers de doléances en 1789.