C’est Jean Hiérosme Guyard, notaire royal résidant à Saint-Georges, qui dresse le procès-verbal de l’accident survenu le 24 août 1772, entre 10 et 11 heures du matin, face à La Guibrette, paroisse de Saint-Georges-sur-Loire. Georges Dauvesse (ou Dauvès) « marchand voiturier par eau » de Savennières dirigeait » un train de bateaux » venant de Nantes et allant à Orléans. La Loire était alors la grande voie de communication, que l’on pouvait remonter à la voile.
C’est l’été ; les eaux sont basses, et les difficultés de navigation, importantes toute l’année sur le fleuve royal, s’en trouvent accrues : les seuils (c’est à dire les sables) et les mouilles (ou les profonds) se déplacent fréquemment, et les premiers sont à peine recouverts d’eau. De plus, un autre danger défie l’œil pourtant exercé du marinier qui conduit l’ensemble : le bâton de quartier ! Chaque bateau en était équipé : grosse pièce de bois cylindrique, ferrée à une extrémité, il permettait de faire pivoter l’embarcation, pour la remettre dans le courant. Or, il arrivait souvent que ces bâtons de quartier cassent, et qu’une partie reste fichée dans le sable, menaçant d’éperonner les gabarres. A partir de 1809, ils devront porter, gravé, le nom de leur propriétaire, afin que ce dernier puisse être retrouvé et puni d’amende, après un accident.
Avaries en Loire entre 1689 et 1792 (c) Emmanuel Brouard
Dauvesse a quitté Nantes avec un train de trois bateaux, en même temps qu’un certain Pierre Bourrigault, qui a, lui aussi, trois bateaux. L’un et l’autre travaillent pour les mêmes commanditaires : Messieurs Guinebaut et Jahan, négociants à Orléans. Le chargement s’est fait sous le contrôle de leurs représentants à Nantes, Froust, et un autre Guinebaut. Cette cargaison est précieuse : deux bateaux, dans chacun des convois, sont chargés de sucre, sans doute la » moscouade » extraite de la canne, probablement transportée dans des tonneaux, alimentant les raffineries d’Angers, et surtout d’Orléans, dont elle fit la prospérité.
On y comptait, en 1776, 16 raffineries ! Le sucre, venu de Saint-Domingue, débarqué à Nantes, premier port sucrier au XVIIIe siècle, est l’aboutissement de ce commerce triangulaire, qui fit des armateurs de la cité bretonne, de si puissants bourgeois. Leurs navires, chargés de pacotilles, d’armes, de poudre à fusil se rendaient sur les côtes africaines, afin d’y acheter des esclaves noirs revendus ensuite aux Antilles. Ils rentraient en France remplis de denrées exotiques. Loin des préoccupations humanitaires, les classes aisées raffolaient des pâtisseries, des glaces, des sorbets que ce commerce permettait.
Le dernier des bateaux des deux trains, était chargé de chanvre teillé, c’est-à-dire débarrassé de sa deuxième écorce, et prêt à être travaillé dans les corderies et les fabriques de toiles à voile : celles de Beaufort, et d’Angers où la principale est dirigée par Bonnaire, bientôt allié à son gendre Joubert. La production angevine de chanvre ne suffit pas, car la vallée, encore mal protégée par ses » turcies » ou levées de terre, est trop souvent inondée. Alors, d’où vient ce chanvre ? Nous ne le savons pas, mais nous pouvons supposer qu’il arrive de Bretagne, alors grande productrice.
Circulation des marchandises sur la Loire au XVIIIème en Anjou (c) Emmanuel Brouard
Nos trains de bateaux remontent donc la Loire. A hauteur de la Guibrette, les mariniers prennent soin de naviguer « a plus de cinq cent pas au-dessus dudit lieu en montant ». Mais « le troisième et dernier bateau de derrière chargé de chanvre a rencontré un morceau de bâton de quartier cassé et piqué dans le milieu du passage de ladite rivière de Loire qui n’était point visible même à fleur d’eau, lequel aurait défoncé le côté gauche du bateau en deux différents endroits en sorte que l’eau serait entrée en abondance et a mouillé la majeure partie desdites marchandises ».
Bateau de Loire
Catastrophe ! On ne peut poursuivre la route et le chanvre est trempé, avec le risque de pourrir ! Tout l’équipage se précipite, car il faut sauver ce qui peut l’être. Vingt-cinq personnes sont à pied d’œuvre, dit maître Guyard, ce qui paraît un chiffre bien important, pour seulement trois bateaux ! L’accident a eu lieu près de la Guibrette « où se tient un corps de garde d’employés de gabelle » Il y a là six employés chargés de faire respecter la législation sur le sel, et de traquer les faux-saulniers qui empruntent le fleuve. Ce sont Louis Abline, Nicolas Derouet, Maurice Barault, Jean Demazière, Mathurin Chevalier, le sous-brigadier André Boutin, placés sous l’autorité du brigadier Pierre Lamoureux. Nous apprenons ainsi que ce dernier réside dans le corps de garde.
Le bateau est amarré le long de la rive, à l’endroit dit : pierre de Boyau. Il faut faire dresser un constat, et pour cela, on va chercher le notaire de Saint-Georges, qui arrive suivi des moines de l’abbaye, car la terre de Boyau leur appartient. En attendant, les hommes ont commencé à décharger le chanvre, de manière à le faire sécher.
Cadastre napoléonien de 1835 au niveau de la Guibrette (ADML)
Chaland de Loire au XVIIIème
Le pêcheur François Racapé, le « laboureur domestique » François Besnard sont venus prêter main forte à l’équipage et aux gabelous qui œuvrent de concert. Il faut évaluer précisément les dégâts, et pour cela J.H. Guyard entre « à la faveur d’une planche posée d’un bout à terre et de l’autre sur le bord dudit bateau », dans l’embarcation éperonnée.
On observe « côté gauche, une rupture considérable (de) la douzième courbe a compter par le devant, un trou environ six pieds de long » (soit 2 m environ). Déjà, « des charpentiers en bateaux » sont au travail.
Ils font partie d’un autre « train », celui « du sieur Choisnard qui passe au même instant ». Ces charpentiers, les Maugin habitent Les-Ponts-de-Cé, paroisse de Saint-Aubin.
Le constat est dressé dans le corps de garde, car, écrit le notaire, « n’ayant pas d’endroit pour écrire et étant gêné du vent et des travailleurs ». Il est, note-t-il, 7 heures du soir. Une journée entière s’est écoulée.
Quand pourront-ils repartir avec leur chargement, ces mariniers, dont J. et C. Fraysse décrivent ainsi le costume : « une culotte de droguet épais, étoffe faite de laine et de coton, le plus souvent tissée avec un fil blanc et un fil bleu, très peu perméable, protégeait leurs jambes de l’humidité… Leur chef s’ornait d’un chapeau de feutre épais à larges bords muni d’un fort galon, précaution indispensable pour une coiffure offrant tant de prise au vent. Ils avaient des sabots, mais dédaignaient ceux de chêne ou noyer. Leur préférence allait à ceux de saule, bien résistants aux chocs, et à ceux de peuplier, dont le bois adhère aux planches humides » ?
La remontée de la Loire jusqu’à Orléans, de gabares chargées, pouvait prendre quinze jours, et même plus, selon les conditions météorologiques et les difficultés de la navigation. Les vicissitudes du voyage n’étaient donc pas terminées…